"SERVIR LES ENSEIGNANTS ET NON SE SERVIR D'EUX"

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mardi 23 février 2016

SUITE 3 DE : La construction identitaire de l'enseignant sur le plan professionnel: un processus dynamique et interactif

L'identité professionnelle, un processus dynamique et interactif: remises en question, changements et résolutions de problèmes
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Dans le modèle que nous proposons, les moments de crise et de remise en question se traduisent plus particulièrement par le processus d'éveil, d'exploration, d'engagement et d'évaluation. En amont et en aval, ce processus est facilité par, et y conduit, un rapport de contiguïté, ou relation de confiance, avec l'autre – le plus souvent un pair – et est motivé par un malaise sur le plan des sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi, qui sont renforcés à l'issu de la crise, au moment de sa résolution. Deux séries d'entrevues, l'une réalisée auprès de vingt enseignantes du préscolaire et du primaire[5], l'autre, auprès de onze enseignantes ayant oeuvré, concurremment ou subséquemment, au préscolaire ou au primaire et en formation des maîtres[6], permettent de montrer le caractère récurrent de ce processus dans la construction identitaire des enseignants, en mettant au jour les moments de remise en question, ses causes et la façon de résoudre la crise ou d'amener des transformations. Ces deux groupes d'enseignantes ont été ciblés afin d'illustrer la pertinence de notre modèle auprès d'enseignantes ayant un parcours professionnel différent. Or, le modèle s'est révélé pertinent dans les deux cas, bien qu'on puisse noter des différences dans l'expression de l'expérience professionnelle, les enseignantes avec une expérience en formation des maîtres ayant dû systématiser leur propre pratique et le modèle prédagogique qui la sous-tend pour la transmettre aux futurs maîtres en devenant, en fait, des modèles pour ceux-ci sur le plan de la formation pratique, ce que les enseignantes ayant une expérience exclusivement au primaire n'ont pas eu à faire.
Les enseignantes du préscolaire et du primaire
Les remises en question
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Dans la première série d'entrevues, les enseignantes avaient une expérience de quatre à trente-deux ans. Dans quatre cas seulement, cependant, l'expérience se situait à moins de dix ans et elle était de vingt-six ans et plus pour plus de la moitié des sujets. Il va sans dire que les remises en question, allant du doute jusqu'à la crise majeure pouvant affecter le maintien dans la profession, sont plus ou moins accusées selon les personnes et selon l'expérience professionnelle. Outre la crise vécue lors de l'entrée dans la profession, les remises en question majeures paraissent souvent après plusieurs années d'exercice (dix ou quinze). Ce qui est récurrent toutefois chez les enseignantes, c'est la présence de moments de remise en question et leur importance sur la redéfinition de leur pratique, celle-ci s'accompagnant d'un retour plus global sur soi, sur ses capacités, ses limites, sa personnalité, pour une «meilleure» connaissance de soi. Une enseignante affirmera que les changements les plus importants qu'elle a vécus sont dus à une meilleure connaissance d'elle-même:
[...] parce que à un moment donné, à la commission scolaire X, on a fait beaucoup de croissance personnelle, des choses pour grandir. Des programmes pour développer le côté socioaffectif de l'enfant.[...] On a vécu ça beaucoup, et moi, ça m'a appris à me connaître [...] à me sentir plus sécure là-dedans (H4, 442-447)[7].
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Une autre dira que des changements relatifs à la tâche et au niveau d'enseignement l'ont «[...] aidée à aller voir plus à l'intérieur de moi, toutes mes capacités» (H3, 623-624). Une autre encore associe ses changements d'ordre professionnel à des changements plus globaux en tant que personne. Par exemple, en parlant de certaines formations qui l'ont aidée, mais aussi «[...] c'est tout le bagage que j'ai aussi là, tu sais, tout ce que je suis en tant que personne» (C2, 385-386). Puis, en parlant de son expérience avec des enfants ayant des troubles de comportement: «Je pense qu'en tant que personne, moi ça m'a fait avancer [...]» (472-473). Elle sent qu'elle sera dorénavant capable de faire face à toutes sortes de situations (477). Une autre enseignante affirme que les changements vécus sur le plan professionnel et les formations qu'elle a reçues l'ont aidée à avoir confiance en elle, l'ont aidée «[...] moi personnellement aussi» (C1, 553).
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L'affirmation de l'exercice périodique de la remise en question est par ailleurs récurrente, comme on l'a mentionné
[...] puis, je fais des remises en question avec mes élèves aussi, parce que ma gestion de classe me permet ça, on se remet en question une fois par semaine. Qu'est-ce qui a mal été? On se fait de l'autoévaluation, alors moi aussi, je me remets en question avec eux... (C0, 322-327). Je me remets en question toute la journée, les interventions que j'ai eues, je me remets en question tout le temps (H4, 570-572); alors, c'est plus des remises en question quotidiennes ou hebdomadaires [dans le sens de] est-ce que j'ai pris la bonne décision et est-ce que je veux changer? (M4, 457-459).
Les causes de la remise en question
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Ces remises en question sont par ailleurs provoquées par différents facteurs, dont le changement de type d'étudiants (clientèle) ou de niveau d'enseignement, qui créent un «déséquilibre». Ainsi, certaines enseignantes feront-elles allusion à l'intégration dans leur classe d'enfants handicapés ou avec des problèmes de comportement comme déclencheurs de remises en question et de transformations sur le plan de leur approche pédagogique ou relationnelle. Une enseignante, par exemple, relate ainsi son expérience lorsque des enfants avec des problèmes de comportement ont été intégrés dans sa classe:
[...] les enfants en troubles de comportement, même moi, cette année, j'ai deux enfants déficients et quand tu travailles avec ces enfants-là, il faut que tu changes [...] dans ta façon d'enseigner [...]. J'ai changé mon approche, je pense, j'enseigne plus avec des méthodes stratégiques [...] je travaille beaucoup plus avec du matériel concret (C2, 417-428).
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La confrontation avec ces enfants, ou plutôt avec leurs difficultés, même si elle a été difficile au début, l'a forcée à se transformer:
[...] je trouve que, ces enfants-là ça a peut-être été comme des cadeaux, comme des enfants qui m'ont fait avancer, perdre un tas d'illusions, de préjugés [...] (450-453). [...] il me semble que ça m'a appris à enseigner, ça m'a appris à aller les chercher [...] (464-465).
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Une autre attribue en partie son évolution à l'intégration d'enfants avec des problèmes de comportement. Elle se sent par ailleurs toujours en formation:
Et tant et aussi longtemps que je me dis que je suis en formation, que je n'ai rien appris, c'est-à-dire que je ne suis pas à la fin de mes apprentissages, je pense que je serai capable de grandir avec les enfants. Je trouve ça super, [parce que sinon] souvent on rentre dans une routine et on fait les choses sans réfléchir. La journée où je n'aurai plus rien à apprendre, c'est la journée où je vais sortir, ça c'est clair (H1, 611-620).
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Une enseignante fait le même constat à propos de l'intégration de handicapés physiques (H4, 517-520). Une autre évoque par ailleurs son passage du primaire à la maternelle comme ayant créé «[...] un déséquilibre, c'est agréable» (H2, 514), une expérience positive parce qu'elle lui a permis de se remettre en question.
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D'autres mentionnent des crises ou des problèmes dus à des mésententes avec la direction de l'école, dans ces cas, jugée trop autoritaire et trop conservatrice:
[...] j'étais tombée sur un directeur qui exigeait que toutes les tables soient placées dans le même sens, une bonne enseignante avait toujours des plantes vertes, des affaires débiles. C'était un bon concierge, le concierge de l'école était plus pédagogue que le directeur (M1, 722-725).
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Elle songe alors à quitter la profession, mais en ne voyant pas trop ce qu'elle pourrait faire. Elle décide alors de se donner d'autres défis, et elle fait un certificat en intervention sociale. Elle choisit cette avenue pour pouvoir:
[...] réinvestir ce que j'apprenais quand même. Là, tout d'un coup, ça m'avait échappé toutes ces années-là, mais les parents n'arrivent pas tous avec le même bagage... comment on fait pour intervenir auprès des familles qui sont plus en difficultés (738-741).
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Une autre fait aussi état de problèmes avec des directions trop autoritaires et pas assez soutenantes:
[...] ce que j'ai vécu comme graves difficultés, c'est avec une direction, à un moment donné, qui contrôlait tout tout tout, donc tu n'avais pas de marge de manoeuvre [...] (R1, 858-860).
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Elle dit alors s'être résignée à ne pas affronter ces personnes et avoir mieux fonctionné par la suite avec des personnes qui lui laissaient plus de latitude. Elle revendique son autonomie:
[...] je pense que je suis assez grande pour me poser des questions [...] je pense que quand tu es enseignant, tu dois savoir aussi ce que tu as à faire, je pense que c'est important d'avoir cette qualité-là. Je pense qu'il faut être autonome, mais pour avancer, pour cheminer. (941-945).
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D'autres enseignantes diront avoir vécu des moments de remise en question non pas à cause de problèmes vécus ou de changements subis, mais plutôt faute d'en avoir, au sens où c'est le sentiment de répétition ou de routine dans l'exercice de la tâche qui a généré une crise, les amenant à mettre en doute le choix de leur profession. Une enseignante affirmera par exemple qu'après une période de six ou sept ans:
Là j'avais fait le tour de la question puis ça ne présentait plus de défi. C'est là que j'ai commencé au bac (599-601).
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Une autre, après quinze ans d'expérience, songe à quitter le métier:
[...] je me souviens très bien, [après] quinze ans d'expérience. Je sais pas pourquoi, il y a eu un creux à un moment donné. Peut-être que je sentais un peu trop la routine.[...] puis, je me disais «pourquoi pas infirmière?» [...] je pourrais changer encore. Je suis bien contente de ne pas l'avoir fait [...] j'ai très vite répondu non (M3, 599-608).
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Quand on lui demande comment elle a résolu cette crise, elle dit l'avoir fait en s'intéressant à tous les projets scolaires et parascolaires qui se présentent, concours d'arts plastiques, exposition de sciences, etc., parce que:
[...] je sens l'intégration des matières [...] (617). C'est comme ça que j'ai continué; puis plus jamais, j'ai remis ça en question, comment, justement en faisant des projets, en fonctionnant par projet (625-627).
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Les principales causes de remises en question identifiées par ces enseignantes sont donc les changements dans la tâche: niveau ou clientèle (particulièrement avec des problèmes de comportement ou des handicaps), les conflits avec la direction de l'école et l'aspect routinier de la tâche après quelques années d'exercice.
Les façons de résoudre la crise ou d'amener des transformations
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Le dernier extrait concerne les moyens mis en oeuvre pour dépasser la remise en question ou encore pour résoudre le problème ou la crise. Comme on a pu le voir dans certains extraits qui précèdent, la dernière enseignante citée, à l'instar d'autres collègues, va en effet modifier son approche pédagogique en se centrant davantage sur l'élève et en fonctionnant par projets. Pour ce faire, ces enseignantes font souvent mention de formations qu'elles suivent, soit ponctuellement, en relation d'aide, par exemple, formations offertes par le milieu ou par l'université, ou, à plus long terme, en s'inscrivant à des programmes universitaires de certificat ou de maîtrise. À l'inverse, ces formations peuvent être les déclencheurs du changement. Une enseignante affirme en ce sens que c'est un certificat en animation qui lui a donné une approche différente de sa relation avec l'apprenant (C3, 95-97). Une autre dit qu'elle a fait un certificat en intervention sociale qui l'a amenée à se questionner sur la condition des femmes dans la société, puis dans l'enseignement au préscolaire et au primaire, questionnement qui a fait l'objet d'une maîtrise (M1, 751-757). Elle a ensuite poursuivi sa démarche par des études doctorales qu'elle a abandonnées, faute de temps. Une autre affirme avoir suivi des formations et essayé des approches pédagogiques nouvelles, tout en essayant, avec les années, de créer un équilibre avec les acquis, en fonction de son expérience (R4, 525-543). D'autres font référence à une formation continue qui s'effectue moins en termes de cours crédités que de lectures et d'ouverture aux innovations pédagogiques et de curiosité pour «[...] tout ce qu'il y a comme nouveauté au niveau pédagogique, au niveau de la philosophie, de la psychologie pour enfant» (H2, 81-83).
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Quand on analyse le profil de formation des enseignantes, on constate que la grande majorité des enseignantes (15) ont suivi des formations, après la formation initiale; ces formations vont du certificat en français, ou dans divers domaines, à la maîtrise et au début de scolarité de doctorat (dans deux cas), en passant par des cours «à la carte» (informatique, relation d'aide, langue), suivis par souci de perfectionnement ou simplement pour la culture générale. Ces formations correspondent à un cheminement que chacune choisit en fonction de ses besoins. Certaines ont eu des congés de maternité et ont dû se mettre à jour à leur retour. Une enseignante parle de son parcours comme étant non linéaire (C3, 132), ce qui caractérise en fait la majorité des enseignantes, même lorsqu'elles ont moins changé de niveau, à cause des formations suivies et des transformations relatives à leur pratique pédagogique. Le fait qu'il y ait peu de possibilités de mobilité professionnelle pour les enseignantes ne signifie pas qu'il n'y ait pas de transformations sur le plan de leur identité professionnelle et de leur pratique professionnelle, mais que celles-ci s'effectuent selon un parcours propre à chacune, selon les moyens qu'elle se donne pour faire face aux changements ou encore pour en susciter et relever de «nouveaux défis» (C1, 458), renforçant par là le sentiment de compétence.
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La formation continue n'est pas la seule voie empruntée pour explorer des solutions aux problèmes ou de nouvelles avenues correspondant à un désir de changement. Une autre voie réside dans l'établissement de rapports privilégiés avec certains collègues, soit sous forme de collaboration de travail (planification de l'enseignement, échange de matériel pédagogique, élaboration de projets scolaires ou parascolaires), ou simplement sous forme d'échanges et de discussion sur les problèmes vécus. Une enseignante dit avoir surmonté les difficultés vécues lors de son entrée en fonction en s'inspirant d'une enseignante d'expérience qui était un modèle pour elle (C3, 453) et surtout en discutant avec une collègue amie avec qui elle débutait dans l'enseignement (C3, 464-469). Une autre identifie comme un moment de transformation important, celui où elle a quitté la campagne pour enseigner en ville, ayant alors surtout apprécié le fait d'avoir:
[...] des collègues avec qui je pouvais échanger, ce que je n'avais pas vécu; j'ai trouvé ça extraordinaire. Là, ma tâche m'est parue moins lourde; on échangeait, je n'avais pas besoin de tout faire [...]. Je pense que si j'étais restée vraiment isolée comme ça, j'aurais peut-être eu le goût d'abandonner d'une certaine façon (H0, 538-548).
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Une autre souligne l'importance d'avoir appris à travailler en équipe, ce à quoi elle n'était pas disposée au départ et qu'elle juge maintenant essentiel «Et, année après année, c'est la quatrième année que je travaille en équipe avec certains professeurs, ce que je n'avais pas prévu [...]» (M2, 665-667).
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Une autre encore parle de changements importants survenus au moment de la fusion de deux commissions scolaires lui ayant permis de rencontrer une enseignante de même niveau avec laquelle elle a fait plusieurs projets (R3, 1009 et ss). Une enseignante qui a changé souvent d'école et d'ordre d'enseignement, parce qu'elle était remplaçante, affirme pour sa part avoir pu s'adapter aux changements en sachant s'entourer, poser des questions aux collègues et travailler en équipe (R2, 680-692). En fait, l'importance de l'échange entre collègues est soulignée par la majorité des enseignantes comme l'indique cet autre extrait:
[...] il y avait les enseignantes aussi, on échangeait entre nous, je trouve que la complicité par dyade [...] ou par triade, des groupes de deux ou de trois, c'est vraiment merveilleux [...] Faut avoir de la complicité et du respect (R4, 552-563).
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Le sentiment de contiguïté ou le rapport de proximité avec des pairs paraît donc un des paramètres essentiels aux transformations identitaires sur le plan professionnel, modifiant le rapport au travail et aux apprenants des enseignants.
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Quant au rapport aux collègues, il peut être vécu sur un autre mode, celui de la confrontation/affirmation, selon ce qu'en dit une enseignante qui a eu une expérience de déléguée syndicale qui l'a aidée dans son affirmation professionnelle:
[...] je me suis habituée un moment donné à défendre les points de vue des autres, à défendre aussi mes points de vue, à prendre une confiance [...] ça te donne une force (C1, 298-305).
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Elle dit avoir appris à s'affirmer à travers sa confrontation avec des collègues (une en particulier) (C1, 469-473).
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Enfin, l'exploration des avenues possibles lors d'une remise en question ne saurait se faire sans un retour sur soi, sans un regard introspectif qui amène l'enseignante à prendre la juste mesure de ses capacités, de ses goûts, de ses limites, de ses valeurs, donc de son rapport à l'enseignement. C'est ce qu'on a vu dans certains extraits, lorsqu'une enseignante par exemple en parlant de ses remises en question affirmait: «On se fait de l'autoévaluation, alors moi aussi je me remets en question avec eux [...] (C0, 326-327); ou encore cette autre que des changements dans la tâche ont amenée à «[...] aller voir plus à l'intérieur de moi toutes mes capacités» (H3, 623-624); et celle-ci affirmant que les transformations étaient dues principalement à des cours «[...] de croissance personnelle, des choses pour grandir [...] et moi ça m'a appris à me connaître [...]» (H4, 443-446).
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La formation continue, la collaboration avec les collègues et la connaissance de soi sont les principaux moyens mis en oeuvre par les enseignantes pour explorer de nouvelles avenues après une période de remise en question, ce qui renforce leurs sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi. Les enseignantes qui ont une expérience d'enseignement en formation des maîtres vivent-elles le processus de remise en question de la même façon ou peuvent-elles nous apprendre autre chose sur celui-ci? C'est ce que nous voyons maintenant.
Cheikh Tidiane Hanne chargé communication sels originel

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