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La profession enseignante: pour un modèle de construction de l'identité professionnelle
Le modèle
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Le modèle de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant et du futur enseignant que nous proposons repose sur une conception de l'identité professionnelle qui ne saurait être réduite à une identité socialement partagée avec les membres d'un groupe exerçant une occupation, soit-elle ou non professionnelle. Pour qu'un individu la reconnaisse comme sienne, l'identité professionnelle doit être intégrée à l'identité qu'on peut appeler globale de la personne (Gohier, 1997b, 1998). Si ce n'était pas le cas, comment pourrait-on en effet exiger de l'enseignant, comme le fait le Conseil supérieur de l'éducation, par exemple, qu'il soit autonome, fasse preuve de réflexivité et ait une compétence éthique? Comment un enseignant qui n'aurait qu'à maîtriser un répertoire de connaissances et de comportements pourrait-il faire des choix? Ces questions ont autant de résonances dans nos sociétés contemporaines, pluriethniques, où l'on est loin de la monoculturalité et des pratiques univoques et consensuelles qu'elle entraîne. Même là, l'uniformité est loin d'être totale, puisque l'enseignant doit ajuster sa pratique en fonction des sous-groupes socioéconomicoculturels qui composent la société, des individus qui les constituent ou encore de populations ayant des problèmes socio-affectifs ou cognitifs. Il doit également articuler son projet personnel professionnel avec le projet éducatif des acteurs qu'il côtoie et, plus globalement, avec les projets éducatifs nationaux et locaux.
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C'est dans la tension entre la représentation qu'il a de lui-même comme enseignant, qui participe de celle qu'il a de lui-même comme personne et de celle qu'il a du groupe des enseignants et de la profession, dans l'interaction entre le je et le nous, que le futur enseignant aussi bien que l'enseignant en exercice peuvent construire et reconstruire une identité professionnelle. Des dimensions psycho-individuelles aussi bien que sociales de la construction identitaire sont mises en oeuvre par les processus conjugués d'identisation, ou de singularisation, et d'identification, ou d'appartenance (Tap, 1980a, 1980b)[2], qui se manifestent par l'aller et retour constant, chez l'enseignant, entre la connaissance de soi et le rapport à l'autre. C'est cette dialectique interactionnelle qui provoquera des moments de remise en question, moteurs de la dynamique du processus de construction identitaire. Ces moments de remise en question, s'ils sont provoqués par le choc de la rencontre avec l'autre (élève, direction de l'école, collègue), sont aussi souvent possibles grâce à lui, au sens où c'est souvent en établissant une relation de confiance/contiguïté (Winnicott, 1975) avec un autre collègue, par exemple, que l'enseignant trouvera l'impulsion nécessaire pour amorcer des remises en question, dont on sait à quel point elles sont déséquilibrantes.
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Ces moments de crise, caractérisés par l'exploration, l'engagement et l'autoévaluation (Marcia, Waterman, Matteson, Archer et Orlofsky, 1993), renforcent les sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi qui sont au coeur d'une identité professionnelle affirmée. Ces moments de remise en question ont certes une incidence sur les choix qu'effectuera l'enseignant par rapport à sa pratique, sur sa représentation de lui – comprenant ses connaissances, croyances, attitudes, valeurs, conduites, habiletés, buts, projets, aspirations – et du groupe des enseignants – comprenant les savoirs de la profession, les idéologies et les valeurs éducatives, le système éducatif, la déontologie et les demandes sociales. C'est à travers ce processus, dynamique et interactif, caractérisé par un compromis entre les demandes sociales et son affirmation de soi, que son identité professionnelle se transformera, potentiellement tout au long de sa carrière, et qu'il pourra contribuer à la redéfinition de sa profession avec ses collègues et partenaires.
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Les éléments du modèle proposé, que nous nous sommes contentés d'esquisser ici, ont été exposés en détail dans d'autres travaux (Gohier, Anadón, Bouchard, Charbonneau et Chevrier, 1997, 1999a, 1999b, 2000). Il peut être schématisé ainsi.
Figure 1
Image pleine grandeur
Processus de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant
Le modèle: ses sources, sa spécificité
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Ce modèle se distingue d'autres conceptions de la construction identitaire, sur le plan professionnel, en ce qu'il fait appel à des dimensions psychologiques aussi bien que sociologiques, de manière intégrée. D'autres modèles, comme celui, souvent cité, de Dubar (1996), reconnaissent l'existence de deux pôles dans la construction identitaire. Selon Dubar, l'identité professionnelle est une identité sociale caractérisée par l'articulation entre deux transactions, l'une interne à l'individu, l'identité pour soi, l'autre externe, l'identité pour autrui. L'identité pour soi, relevant du processus biographique, est une transaction «subjective» entre l'identité héritée et celle qui est visée, et que la personne revendique comme sienne. L'identité pour autrui, relevant du processus relationnel, est une transaction «objective» entre les identités attribuées par autrui et les identités incorporées. L'identité sociale est composée des deux identités.
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On voit cependant que la transaction dite «subjective», si elle présuppose une capacité de l'individu à faire des choix, demeure dans un registre sociologique «d'identification à des catégories jugées attractives ou protectrices» (Dubar, 1996, p. 116), sans qu'une dimension proprement psychologique ne soit invoquée. Dubar lui-même confirme cela en disant reconnaître la division du Soi (les deux pôles identitaires) comme une réalité originaire de l'identité, mais pour «l'installer dans le social», pour «comprendre les identités et leurs éventuelles déchirures comme des produits d'une tension ou d'une contradiction interne au monde social lui-même (entre l'agir instrumental et communicationnel, le sociétaire et le communautaire, l'économique et le culturel, etc.) et non d'abord comme des résultats du fonctionnement psychique et de ses refoulements biographiques» (Dubar, 1996, p. 112).
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D'autres conceptions de la construction de l'identité professionnelle, se rattachant plus particulièrment au courant interactionniste, supposent une dialectique entre le sujet et le monde de la socialisation professionnelle. Par exemple, Sikes, Measor et Woods (1985) décrivent des stades dans le développement de la carrière professorale en identifiant les moments de crise comme moteur principal de ce développement. L'identité professionnelle de l'enseignant est une identité négociée en fonction des contraintes de l'environnement professionnel et des intérêts de la personne. Celle-ci essaie de faire face (cope) à ces contraintes en utilisant diverses stratégies, qui vont de leur refus à leur intériorisation totale, mais résultent souvent en un «compromis stratégique» impliquant un mélange d'ajustement intériorisé et de redéfinition stratégique qui permet au sujet d'atteindre ses buts partiellement redéfinis (Sikes, Measor et Woods, 1985, p. 236).
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Tout en étant d'accord avec la dimension interactionniste de cette approche, au sens large d'une interrelation entre la personne et son environnement social, et avec l'importance de la crise comme moteur de développement identitaire, on peut cependant déplorer son manque de clarté quant aux spécificités qui font de l'individu cet acteur en constante interaction avec son environnement. On trouve déjà cette lacune dans la conception du Soi de Mead, dont les auteurs se réclament. Mead (1963) reconnaît deux instances dans la constitution du Soi, soit le Moi, constitué par le regard des membres du groupe d'appartenance, de l'autrui significatif, et le Je qui s'approprie un rôle spécifique dans cette communauté. Or, comme le soutient Touraine, en commentant l'oeuvre de Mead, «l'ensemble du Moi et du Soi forme la personnalité», et la thèse centrale de Mead est que «le contenu de l'esprit n'est que le développement et le produit d'une interaction sociale». Le Je se distingue du Moi par sa liberté de réagir positivement ou négativement aux normes sociales intériorisées par le Moi. Mais les raisons de la résistance aux injonctions d'un «autrui généralisé» ne sont pas claires. Il semble que la simple existence de l'individualité explique les décalages fréquents entre l'acteur particulier et les normes générales» (Touraine, 1992, p. 310). Là encore, ce qui échappe à la dimension sociale de la construction identitaire n'est pas bien identifié dans le construit théorique.
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À un modèle plus général de la construction identitaire, comme celui de Tap (1980a, 1980b), qui n'a pas été conceptualisé par rapport à l'identité professionnelle, mais qui fait état des deux pôles identitaires, nous avons emprunté les concepts d'identisation et d'identification, parce qu'ils sont définis assez largement pour signifier l'inextricable dialectique entre le processus de singularisation et d'identification. Notre modèle intègre par ailleurs, d'une part, plusieurs autres éléments relatifs à l'identité professionnelle (sentiments de compétence et d'appartenance, représentations de la profession, etc.) et, d'autre part, les notions de congruence et de contiguïté qu'on ne trouve pas dans la conception de l'identité personnelle de Tap (qui met en jeu l'identisation et l'identification). Tap (1996) identifie en effet six caractéristiques dans la construction et la dynamique de l'identité, soit la continuité, la cohérence du moi, l'unicité (singularité), la diversité (plusieurs personnages dans une même personne), l'action (réalisation de soi par) et l'estime de soi. Bien que nous soyons d'accord avec plusieurs de ces éléments, notre position diverge de celle de Tap, qui se rapproche de celle d'Erikson, en ce que nous privilégions le concept de congruence, avec soi à un moment précis de son histoire personnelle, plutôt que celui de cohérence relié au sentiment d'être le même (sameness dirait Erikson), ainsi que celui de contiguïté plutôt que de continuité, faisant référence au lien de confiance instauré entre deux personnes (Gohier, 1989, 1990), donc à l'expérience cognitive aussi bien qu'affective du sujet.
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La dimension psychologique de la construction identitaire de notre modèle puise donc à différentes sources, dont la phénoménologie expérientielle et la psychanalyse humaniste. À la première, nous empruntons le concept de congruence, développé entre autres par Rogers, et l'idée de l'importance du ressenti des situations et de leur symbolisation par la personne (Cormier, 1993). À la seconde, l'importance de la dynamique affective, en partie inconsciente, se manifestant, entre autres, dans le rapport de contiguïté avec l'autre, dynamique constitutive du moi, du sentiment du droit à exister, donc à créer. Ce rapport, fondamental, de contiguïté, n'évacue pas la présence et la nécessité de rapports conflictuels dans la formation de l'identité du sujet-acteur social, mais il érige les fondations identitaires constituées par le sentiment d'identité.
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Cette dimension psychologique a pour pendant et corollaire une dimension sociologique de la construction identitaire, reflétée par le vocable d'acteur social, qui s'apparente, dans sa conception, à la sociologie du sujet de Touraine, tout en s'en démarquant. Touraine, tout en s'inspirant de l'interactionnisme symbolique, dont il souligne les limites, comme on l'a vu, théorise un sujet d'abord et avant tout défini par son libre arbitre, mû par son inconscient et la force non apprivoisée du désir, lui permettant d'opposer un droit de veto aux forces incontrôlées du pouvoir, et, par là, de devenir un acteur social. S'il fait appel à des éléments psychologiques dans sa conception du sujet, c'est surtout à l'inconscient freudien que Touraine fait référence, en rejetant toute forme d'introspection qui, selon lui, conduit au narcissisme (Touraine, 1992, p. 245).
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Tout en se rapprochant de la conception tourainienne de l'acteur social, notre conception du sujet s'en différencie par les éléments psychologiques que nous venons de mentionner et en ce que, pour nous, l'introspection est au contraire un moment essentiel de l'analyse et de la connaissance de soi, sans lequel le rapport à l'autre (tout autre, individu aussi bien que société) est impossible. Aussi proposons-nous d'aller au-delà d'un modèle sociologique du sujet (Gohier, Anadón, 2000), en privilégiant, comme nous l'avons dit d'entrée de jeu, un modèle psychosociologique intégré du sujet. Ce modèle est par ailleurs un modèle de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant. Il renvoie à une définition de l'identité professionnelle de l'enseignant que nous présentons maintenant.
A SUIVRE
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