Réflexions générales sur
l’éthique professionnelle enseignante
Pierre Kahn
p. 105-116
1Parler
d’une éthique professionnelle enseignante, c’est parler de deux choses :
des valeurs fondatrices du « choix d’éduquer » (axiologie), telles
l’égalité de traitement des élèves, le postulat d’éducabilité, etc., et des
normes définissant des obligations concrètes (déontologie), tels le devoir de
réserve, l’obligation d’informer les parents, etc. Mais c’est aussi inscrire la
profession enseignante dans une perspective inédite, celle de l’individualisme
démocratique contemporain qui l’invite à se « professionniser » sur
le modèle des professions libérales. Ceci implique une auto-organisation du
corps et une élaboration collective de ses valeurs et de ses normes. Là se
trouvent peut-être les limites de l’idée d’éthique professionnelle enseignante.
Car on en espère une clarification et une cohésion plus grandes de pratiques
aujourd’hui brouillées et diversifiées par la désinstitutionnalisation même de
l’école, alors qu’elle la signifie. Il y a
« désinstitutionnalisation » lorsque que c’est aux enseignants
eux-mêmes qu’il incombe de se mettre d’accord sur les règles qui guident leurs
actions et sur les principes éthiques qui orientent ces règles.
2« Éthique »
ou « morale » professionnelle ? La première question est posée
par l’incertitude même de cette synonymie établie entre les deux substantifs
que l’adjectif « professionnelle » vient ici qualifier. Doit-on ou
non reconnaître l’équivalence des notions de morale et d’éthique ?
3Lorsqu’elles
sont distinguées, elles peuvent l’être de deux façons. L’une fait de la morale
une théorie de la loi et de l’éthique une théorie de la vie bonne ;
« l’éthique recommande » quand « la morale
« commande » (Prairat, 2005, p. 7). L’impératif catégorique
kantien ne saurait être que « moral », en revanche les propos
d’Aristote à son fils Nicomaque ne pouvaient avoir d’autre traduction que celle
proposée par le mot « éthique ». L’autre façon de distinguer morale
et éthique est de faire de celle-ci une sorte de méta-morale, c’est-à-dire une
réflexion sur les règles et commandements moraux qui s’imposent ordinairement
aux personnes : distinction disqualifiante pour la morale, toujours
suspectée d’être « une vieille pensée grincheuse et agitant le martinet,
occupée de normaliser les pensées et les actes » (Canto-Sperber, 2001,
p. 25). L’éthique retirerait au contraire de sa posture réflexive les
bénéfices d’un préjugé favorable, la noblesse de la lucidité délibérative et
démocratique. En ce sens, il ne viendrait par exemple à personne de remplacer
le mot « éthique » par celui de « morale » dans une expression
comme « comité d’éthique ». Dans cette perspective, « morale
professionnelle » aurait le sens quelque peu désuet et autoritaire de
« règles imposées du dehors aux membres d’une profession », alors
qu’« éthique professionnelle » supposerait, de façon beaucoup plus
moderne, l’implication consciente et réfléchie de ceux qui sont concernés par
ces règles, leur capacité à participer à leur production, c’est-à-dire en somme
leur autonomie. C’est d’ailleurs ce que semble confirmer les ouvrages, articles
ou colloques, finalement assez nombreux, qui traitent aujourd’hui de cette
question pour le monde enseignant : tous parlent beaucoup plus volontiers
d’éthique professionnelle enseignante que de morale professionnelle
enseignante. Contre-épreuve : quand le Livre des Instituteurs connu
sous le nom de « Code Soleil » définit les devoirs de l’enseignant,
il le fait sous le chapitre « morale professionnelle », dans lequel
il n’hésite pas à inclure des règles de la vie privée, énoncées avec toute la
morgue et le conformisme qu’on attache aujourd’hui au mot même de
« morale ». C’est notamment le cas à propos de la vie privée des
institutrices : « L’institutrice surtout aura à se surveiller. Un
écart, qu’elle a pu considérer comme une innocente distraction, sera exploité par
les méchantes langues […]. La “demoiselle” de l’école ne doit pas vivre
esseulée comme une sainte dans une niche, mais elle ne saurait non plus
impunément se mêler à des exubérances de mauvais aloi, ni se prêter à des
fréquentations douteuses » (Code Soleil, 1958, p. 18).
4Pourtant,
cette distinction entre éthique et morale ne va pas de soi, et on peut
légitimement lui objecter ce que dit Monique Canto-Sperber à son sujet :
« Je vais décevoir le lecteur en soulignant qu’en général, je me sers des
termes “morale” et “éthique” comme de synonymes. Une opposition trop forte
entre la morale et l’éthique me paraît plus soucieuse d’effets d’annonce
produits par les mots que des démarches intellectuelles en cause. Après tout,
il n’y a aucun doute sur le fait que les termes “morale” et “éthique” désignent
le même domaine de réflexion » (Canto-Sperber, 2001, p. 25). La
différence entre « morale » et « éthique » est en effet
moins conceptuelle qu’étymologique : le mot latin moris (les
mœurs), d’où vient « morale », n’étant que la traduction du grec ethos.
C’est la raison pour laquelle, suivant en cela M. Canto-Sperber, nous ne
ferons pas de distinction essentielle entre les deux termes, même si,
conformément à ce qui n’est rien d’autre qu’un usage, nous parlerons plus
fréquemment, à propos de la profession enseignante, d’éthique que de morale.